S’ADAPTER OU DISPARAÎTRE

ACQUIS ET ADAPTABILITE

« La mort est le seul événement biologique auquel le vivant ne s’adapte jamais. »Vladimir Jankélévitch

L’acquis, contrairement à l’inné, n’est jamais transmis de façon génétique, il correspond à ce qui a été mis en place chez un individu du fait de son adaptation au milieu. Il est de faite que, plus l’adaptabilité (malléabilité) aux conditions du milieu est grande, plus important sera l’acquis. Cette notion de l’acquis est très ancienne et devance très nettement les théories évolutionnistes. L’erreur malheureusement associée à la compréhension de ces mécanismes a été de croire pendant très longtemps que l’acquis pouvait d’une part se transmettre, et d’autre part faire évoluer l’espèce (nous verrons que cette dernière assertion peut parfois être vérifiée) ;
L’acquis est donc le résultat de l’adaptabilité, c’est-à-dire de la façon dont un organe ou un organisme va s’adapter au milieu. On retrouve en ces termes l’aphorisme célèbre « la fonction crée l’organe ».
Les exemples d’adaptabilité sont très nombreux on ne retiendra que le cœur des sportifs, la formation de la cavité cotyloïde de la hanche chez le nourrisson, la synthèse du 2-3 DPG (diphosphoglycérate) en altitude, l’adaptation alimentaire des indiens du Pérou.

= Adaptation à un exercice

Le cœur du sportif répond en tout point au façonnage d’un organe par sa fonction. Chez les sujets entraînés à réaliser des exercices de course, le cœur est gros du fait de l’augmentation de ses cavités, lent parce qu’il présente un important volume d’éjection systolique et sténique du fait de la musculation considérable de ses parois. Cette transformation peut être obtenue par tout sédentaire qui s’astreint à un entraînement. Il est évident que les capacités acquises par le cœur sont d’autant plus importantes que cet organe est adaptable. Ce qui revient à dire que certains sujets sont susceptibles de présenter des capacités moindres du fait de caractères innés. Autrement dit, tout individu peut muscler son cœur (adaptation) mais certains pourront le muscler plus que d’autres en fonction de leurs capacités d’adaptabilité (processus inné). Il est clair que jamais un sportif très entraîné ne pourra retransmettre à sa descendance un cœur musclé. Cependant si ce caractère est capable de jouer un rôle dans la survie de l’individu (échapper à des prédateurs), il est clair que le caractère acquis (cœur plus performant) pourra sélectionner les individus jouissant de cette capacité d’adaptation, avec là encore un avantage pour ceux présentant de manière inné un fort pouvoir d’adaptabilité. Dans cet exemple l’inné ne suffit pas, il est indispensable que le sujet développe des capacités supérieures à celles spontanément mises en place par son génome.

= Adaptation inductive

             L’induction est un mécanisme classique de mise en place des structures organiques. Elle consiste à déterminer l’orientation de la différenciation des cellules au cours de l’embryogenèse. D’une manière plus générale ce terme peut être utilisé dès l’instant où un organe se modèle à partir de stimuli extérieurs à l’organe lui-même. La formation de la cavité destinée à recevoir la tête du fémur répond à ce type de mécanisme.
La tête du fémur, de même que la branche ilio-pubienne destinée à former la cavité cotyloïde, sont programmées génétiquement sans que les caractéristiques anatomiques de la cavité cotyloïde soient totalement définies. C’est la tête du fémur, en appuyant sur la hanche, qui va provoquer par induction la création d’une cavité destinée à s’articuler avec elle. Ce mécanisme est effectif dès les premières semaines de la vie du nourrisson. Si pour une raison quelconque la tête fémorale ne se trouve pas en bonne position (trop haute ou trop basse) la cavité correspondante se formera également en position anormale. Cette pathologie appelée dysplasie congénitale de la hanche correspond donc bien à une adaptation inductive du bassin. Si pour une autre raison pathologique l’enfant présente une agénésie fémorale (absence de membre inférieur), il n’y aura pas de cavité cotyloïde formée au niveau du bassin.
La grande fréquence de cette pathologie dans certaines populations (Bretagne, Auvergne) ne signifie aucunement qu’il s’agit d’un processus inné, donc d’une transmission génétique. Le phénomène génétique ne concerne en aucune manière la capacité de la hanche à se modeler normalement sous la pression de la tête fémorale, preuve étant qu’il suffit de placer le nourrisson dans une culotte d’abduction pour régler le problème. La transmission de ce caractère concerne la position du fœtus in utéro et donc vraisemblablement une anomalie génétique mineure régulant le positionnement des fémurs lors de la formation des membres.

= Adaptation et acclimatation à l’altitude

                          + Adaptation

                L’adaptation aux milieux hostiles peut également être considérée comme un processus acquis. C’est le cas avec une voie de dérivation métabolique présente dans les globules rouges des mammifères quand le sujet est soumis à une diminution de la pression partielle en oxygène (montée en altitude). Ce système fonctionne avec une molécule issue de la glycolyse, le 2-3 DPG (diphosphoglycérate). Il s’agit d’une molécule que l’on trouve en quantité importante dans les hématies (le 2-3-DPG est produit, par isomérisation, à partir d’une autre molécule participant à la chaîne glycolytique le 1-3 DPG). Son rôle physiologique consiste à diminuer l’affinité de l’hémoglobine pour l’oxygène, permettant ainsi une meilleure distribution aux tissus quand la pression partielle d’oxygène diminue du fait de l’hypoxie d’altitude. Placé dans ces conditions l’organisme augmente immédiatement (quelques heures la concentration en 2-3-DPG des hématies) assurant ainsi une oxygénation satisfaisante des tissus. Ce mécanisme d’adaptation autorise ainsi les espèces pourvues de ce système enzymatique à coloniser les régions plus pauvres en oxygène. Cette adaptation permet aux jeunes mères accouchées dans les maternités des vallées de remonter dès la sortie de la clinique dans les stations d’altitude.

                           + Acclimatation

            L’accélération de la synthèse du 2-3-DPG s’associe à d’autres processus dont le plus connu est l’augmentation du nombre des globules rouges destinés à transporter des quantités plus importantes d’oxygène (on parle dans ce cas d’acclimatation car le phénomène est plus tardif et plus durable).
Sous l’effet de l’hypoxie (diminution du pourcentage de l’oxygène dissout dans le sang), le rein, très sensible à ce paramètre, sécrète une hormone polypeptidique, érythropoïétine, destinée à stimuler la synthèse des globules rouges (l’expérience issue du dopage des cyclistes montre que la synthèse peut également avoir lieu en milieu normoxique dès l’instant où cette hormone est injectée au sportif).
Tout individu séjournant en altitude synthétise, après quelques semaines (la durée est variable suivant l’altitude), de érythropoïétine. La polyglobulie entraînée par cette acclimatation peut se révéler intéressante si le sujet est amené à séjourner en altitude (passage de cols élevés lors des migrations) ou au contraire néfaste s’il doit redescendre rapidement en plaine (la polyglobulie peut entraîner des embolies pulmonaires massives du fait de la viscosité élevée du sang).

L’adaptation et l’acclimatation sont donc bien deux processus acquis du vivant de l’individu, non transmissibles aux descendants mais susceptibles d’influer sur les capacités de survie du sujet quand celui-ci se trouve confronté à un séjour non programmé en altitude (migration, fuite…).

= Adaptation alimentaire

                           + Intégration de l’azote atmosphérique

                       Un cas curieux d’adaptation alimentaire au milieu a été décrit chez les indiens du Pérou vivant sur l’altiplano andin. La base de l’alimentation de ces indiens est constituée par la patate (plante originaire de cette région). On a pu constater dans ces populations que l’amidon ingéré par les autochtones entretenait dans l’intestin des colonies de bactéries originales capables d’utiliser l’azote contenu dans le tube digestif pour synthétiser des acides aminés. Ces derniers sont absorbés normalement par l’intestin de l’hôte. Il s’agit du seul cas connu de symbiose bactérie/homme susceptible d’apporter (de façon très modeste mais certaine) des substances azotées non issues directement de l’alimentation.

                              + Métabolisme de l’alcool

L’alcoolisme est une pathologie psychosociale dont les origines se perdent dans la nuit des temps. Sans prétendre qu’il définit l’homme « in vino veritas », ce qui serait faux puisque des grives arrivent à se saouler avec des grains de raisin fermenté. Il semble bien que l’utilisation de sucres fermentés de façon naturelle ou semi-artificielle (racines mâchées et recrachées pour fermentation) ait été très précoce dans les phénomènes d’hominisation. Actuellement les traces les plus anciennes de vin ont été retrouvées en Iran dans un récipient en terre cuite datant de 5 500 ans. Mais il est vrai que 3000 ans avant JC les égyptiens exportaient déjà du vin. Il est amusant de lire dans le papyrus Ebers (début de la XVIII ème dynastie) la mise en garde suivante « attention si tu fréquentes trop les tavernes du bord du Nil et que tu consommes trop de bière demain tu auras mal …aux cheveux » (comprendre à la tête, mais dans le papyrus il s’agit bien de cheveux), ce qui démontre entre autre la qualité de la démarche sémiologique des prêtres/médecins égyptiens.
L’alcoolisme conduit à de très nombreuses pathologies qui touchent en priorité le foie (cirrhose), le système nerveux central, les systèmes gastro-intestinal, cardio-vasculaire, génito-urinaire….
Si l’alcoolisme peut désormais être intégré dans les toxicomanies, il ne faut toutefois pas oublier que l’ingestion d’alcool a accompagné toutes les civilisations et a souvent été intégrée aux différents cultes pour l’effet de transe qu’il peut promouvoir ou accélérer. Depuis que l’on étudie ce fléau social on s’est assez rapidement aperçu qu’il existait une variabilité individuelle considérable en fonction de la vulnérabilité génétique des sujets. Cette vulnérabilité est en partie sous la dépendance de l’alcool déshydrogénase hépatique chargée dans un premier temps de transformer l’alcool en acétaldéhyde.

                                        Alcool déshydrogénase
Éthanol __________________________Acétaldéhyde      

                              NAD                                         NADH2

                     Il s’agit d’une enzyme inductible (qui augmente sa concentration quand la consommation d’alcool augmente), mais dont les capacités de synthèse sont excessivement variables d’un individu à un autre. Cette dernière caractéristique se transmet génétiquement de parent à enfant. Elle se traduit en langage populaire par le classique « dans la famille on tient le coup » ou le plus prosaïque « je suis tout de suite saoule ». La mutation portant sur le codon responsable de la synthèse de l’alcool déshydrogénase divise ainsi les populations en deux groupes distincts :

                        – Chez les sujets présentant une forte activité déshydrogénase, le métabolisme hépatique est rapide et conduit à l’installation d’effets toxiques locaux (stéatose, fibrose, cirrhose). Pour cette raison, le taux d’alcoolémie baisse rapidement, limitant ainsi les effets neurologiques (diminution momentanée de la vigilance, griserie de courte durée poussant le sujet à poursuivre sa consommation jusqu’à l’installation d’un effet de dépendance). Les pathologies dégénératives résultant de cette consommation concernent en premier lieu le foie et le tube digestif (cancer de l’œsophage, de l’estomac) mais aussi le système nerveux périphérique (polynévrites), cardio-vasculaire… De nombreuses populations blanches présentent une forte activité alcool déshydrogénase.

                                   – Chez les individus présentant une faible activité alcool déshydrogénase l’alcoolémie reste élevée beaucoup plus longtemps, protégeant d’une certaine manière le foie. L’enivrement est obtenu pour une dose moindre d’alcool, les effets neurologiques souvent « explosifs » sont rapides et durables. Cet état peut être redouté du fait des effets secondaires désagréables engendrés par la persistance de l’alcool dans le sang (céphalées, vomissements…), ou à l’inverse recherchés pour les effets qu’il présente sur le système nerveux central. Les populations asiatiques ou issues de ces populations (indiens d’Amérique et inuits) sont caractérisées par la faiblesse de l’activité alcool déshydrogénase. Cette particularité, utilisée par les premiers pionniers, a favorisé le génocide indien perpétré à grandes rasades « d’eau de feu ». Benjamin Franklin ne remerciait-il pas lui-même Dieu d’avoir inventé le rhum pour gagner facilement des territoires indiens… ! Tout cela parce que l’activité alcool déshydrogénase était moins élevée.

                Le risque de dépendance à l’alcool est beaucoup plus important dans la première catégorie de sujets du fait des doses consommées et du développement « à bas bruit », du moins au début, de l’atteinte hépatique. La seconde catégorie est beaucoup plus sujette aux troubles de l’éthylisme aigu et aux complications neuro-psychiatriques. En terme d’alcool au volant deux verres à jeun suffisent à l’abstinent pour être positif (l’induction enzymatique n’a pas eu lieu, le catabolisme est lent), alors que pour des doses identiques le buveur impénitent sera blanchi du fait de sa grande vitesse d’épuration.
Le dosage systématique de l’alcool déshydrogénase permettrait peut être de proposer, lors des cures de sevrage, un accompagnement psychologique plus spécifique en fonction du niveau de dépendance à l’alcool. Si en effet les étiologies concourant au développement d’un alcoolisme sont multiples, il est clair que métaboliquement notre organisme gère de manière très différente les effets escomptés par le patient (griserie, oubli, abrutissement, exaltation…). Une meilleurs connaissance de ces processus biochimiques permettrait une approche plus scientifique qui, en association avec la prise en charge psychosociale, pourrait déboucher sur des thérapeutiques plus adaptées et peut-être plus efficaces.

Génome et acquis

                   Tout le monde s’accorde aujourd’hui sur la non possibilité d’intégrer d’une manière ou d’une autre l’acquis au système génique, et donc l’incapacité de transmettre aux descendants les modifications opérées chez les géniteurs. Cependant les capacités d’adaptation à un milieu peuvent, par voie détournée, être si non transmis, du moins servir de facteurs sélectifs. Deux cas peuvent être évoqués : la transmission de l’acquis «connaissance », et la transmission de l’adaptabilité d’un système enzymatique.

 Dans le premier cas, il est certain que l’acquis intellectuel des parents peut être, sous forme d’apprentissage, retransmis aux enfants. A l’opposé, il est complètement fou de vouloir, comme cela avait été évoqué aux Etats Unis il y a quelques années, croiser des prix Nobel entre eux. Ce type de transmission supposée de l’acquis ne peut conduire qu’à un échec. Cependant au cours de l’évolution il est clair que dans certaines conditions, la transmission de la connaissance (le feu par exemple) a amené à sélectionner les populations (amélioration de la survie par la lutte contre le froid et l’éloignement des prédateurs).

                 Dans le second cas la limitation des capacités innées d’une chaîne enzymatique (par exemple pour stocker ou fournir de l’énergie aux cellules) peut par son expression phénotypique freiner ou diminuer chez les individus qui en sont porteurs, l’adaptabilité au milieu (période de disette). Les chaînes enzymatiques sont présentes et fonctionnent normalement, mais leurs capacités d’adaptation sont limitées. Autrement dit, pour une stimulation identique l’acquis sera différent d’un sujet à l’autre, et risque donc de ce fait d’être un agent de sélection.

                      L’adaptabilité des espèces a leur milieu joue donc un rôle très important en sélectionnant des individus plus aptes à acquérir des moyens capables de les aider à s’intégrer dans leur écosystème. Très longtemps considérés comme négligeable ou de peu d’intérêt du fait de leur non intégration au génome, les processus adaptatifs doivent être reconsidérés et associés systématiquement aux études portant sur le développement ou à la régression d’une espèce.