SALLES DE GARDE

ETHNOLOGIE DES SALLES DE GARDE

« Les salles de garde laissent le souvenir d’un foyer intellectuel influent, où l’amour de la liberté, de l’indépendance, de la culture générale et de l’esprit critique entretiendrait de frémissantes célébrations. (…)
Au premier appel dans l’hôpital, on voit l’interne, se reprenant aussitôt de la fantaisie de la turbulence, des aphorismes, de controverses, aller vers les malades. Même s’il était bruyamment péremptoire tout à l’heure parmi les autres, le voici soudain seul et soucieux… » (Henri Mondor)

La salle de garde avec son cortège d’us et coutumes, est née avec l’Internat des hôpitaux en 1802. L’interne de l’époque, qu’il soit de médecine, de gynécologie obstétrique ou de chirurgie, est logé et nourri par l’hôpital dans des locaux situés au cœur de l’établissement. L’interne, comme son nom l’indique, ne quitte qu’exceptionnellement l’hôpital pendant les trois, puis quatre années de son apprentissage. Rémunéré, logé, il est à la fois étudiant et praticien. Sa vie se déroule toute entière entre le service et ce lieu de repos et de « décompression » qui lui permet d’assumer psychologiquement la souffrance de ses patients.
A cette époque qui semble déjà lointaine, l’interne quitte la salle de garde le matin vers 7h 30 pour se rendre dans le service, accueillir les nouveaux malades, panser les plaies et préparer la visite du « Patron ». Les jours de garde (pour le service, ou pour les urgences) il regagne la salle de garde à 13 h, pour le repas si son travail lui permet, ce qui est loin d’être toujours le cas. L’après-midi est consacré à l’étude des dossiers, à la contre visite, passée après le départ des visiteurs, alors que la nuit commence à tomber et que la garde des infirmières va laisser place à la veille. Le repas du soir est servi à 19 h, il se compose généralement d’un bouillon, d’un laitage et des restes du repas de midi.
A vouloir transformer les internes en moines médecins, l’administration en a fait des moines, mais paillards. Si aujourd’hui les salles de garde et ses rites, disparaissent progressivement, ils étaient encore bien vivants dans les années soixante-dix. La salle de garde jouait, à cette époque un rôle psychologique essentiel, non envisagée lors de sa création en 1802. Au cours du 19ème siècle, cette fonction « libératrice » s’est peu à peu imposée, donnant à cet asile un rôle rédempteur et stabilisateur du psychisme des jeunes internes confrontés des journées entières, et ce pendant plusieurs années, à la déchéance physique et à la mort. Qui après le décès d’un jeune patient, l’agonie d’un vieillard, les cris de souffrances lancinants d’une patiente, le retour d’une autopsie, la pratique d’une intervention pour amputation ou l’évacuation d’un abcès, serait capable de survivre vingt-quatre heures d’affilé dans cet environnement mortifère ? Qui pourrait gérer son équilibre psychologique, dîner, se coucher et dormir sans cauchemar, pour reprendre sans état d’âme son service le lendemain matin ?
Le confinement, l’enfermement, la promiscuité, l’inconfort (les toilettes sont dans le couloir, il n’y a pas de douche, la chambre mansardée est soit glaciale l’hiver soit surchauffée l’été), l’abstinence voulue par l’administration, l’éloignement de la famille et des amis, font de l’interne un reclus. Dès le début, et faisant suite à une vocation carabine beaucoup plus ancienne que les salles de garde, l’étudiant médecin cherche dans l’amour, la dérision, la fête païenne… les moyens de résister, ou parfois simplement de survivre à son vécu journalier. En salle de garde on ne pense pas comme dehors, on n’agit pas de la même façon, on sert un rituel libérateur hors normes et extravagant. Les tabous sont renversés, le sacré moqué, la hiérarchie piétinée, l’administration ridiculisée. La fête évoque le carnaval des fous* au moyen âge qui, une semaine par an, permettait aux manants de railler les puissants, la religion et les riches, le savoir et ses détenteurs…. C’est grâce à ces cérémonies païennes, à ces rites purificateurs que l’exorcisme peut se dérouler, et que l’équilibre peut se reconstituer. Sorti de la salle de garde, l’interne est à nouveau prêt à soulager la souffrance, à réconforter un malade et à libérer l’angoisse d’un mourant.
Loin de souscrire à une anarchie débridée, la vie de la salle de garde est au contraire bien réglée dans son dérèglement, et obéit à des rituels codifiés et immuables. La salle de garde reste ouverte jour et nuit. Le repas de midi est préparé et servi, par le personnel affecté à cette tâche souvent difficile, une fois que l’économe est arrivé et assis (tout membre assis avant ce dernier est « taxé »). L’économe, élu en début de semestre par les internes, est le seul maître après Dieu de la salle de garde. Il est aidé dans sa tâche par un, ou plusieurs adjoints, dit sous-économes. Chaque mois, il reçoit la cotisation des internes, et les diverses taxes qu’il a imposé pour manquement à la règle (tenue civile en salle de garde, non respect de la quinconce pour se servir à table, conversation portant sur la médecine ou le service, projections non autorisées….). Toutes fautes de discipline peuvent faire l’objet de « projections » (tout ce qui passe sous la main, surtout si c’est liquide ou pâteux). Il est interdit de projeter sur l’économe ainsi que les jours de Tonus. Le règlement « bis » de la salle de garde est aussi rigide que celui de l’administration, mais librement consenti celui-là, et surtout hors des codes institutionnels qui régissent l’hôpital.
Après le repas du soir, l’interne de garde a souvent à sa disposition un piano, un jeu d’échec, une table de pingpong, un billard dans le meilleur des cas, lui permettant de prolonger les soirées dans l’attente d’un appel. Les cotisations et taxes diverses servent à « améliorer » l’ordinaire (tabac, alcool, douceurs…) et à organiser les tonus d’entrée et de sortie ainsi que les repas de patrons. Les patrons, les externes ou le personnel féminin (essentiellement des élèves infirmières ayant échappé à la vigilance de la directrice de l’école) ne peuvent franchir la porte de ce sanctuaire que comme invités, et après accord de l’économe.
La salle de garde est décorée de fresques élaborées par les internes eux même ou des collègues étudiants des beaux-arts. Les fresques s’inspirent le plus souvent de thèmes érotiques ou de bacchanales, et s’étalent tout au long des murs et même parfois sur le plafond. Les visages caricaturés qui font sarabande le long des murs, pastichent des internes ou les chefs de service.
Mais l’esprit de la salle de garde vit aussi hors de ses locaux. Une année, les internes de l’hôpital Bichat avaient invité, à l’occasion de la Toussaint, les chefs de services pour un repas froid, c’était de mise, au service n’anatomopathologie. Les invitations, envoyées à titre personnel, avaient été paraphées avec une excellente imitation de la signature du chef de service. Et bien qui l’eut cru ?, plus de la moitié des chefs de services se déplacèrent à 13h vers la morgue, voisine du service d’anatomopathologie, pour le repas froid. L’éclat de rire fut à la hauteur de la vexation de ceux qui s’étaient fait prendre.
Les soirées et les gardes sont longues, interminables parfois et il faut bien trouver des occupations pour rester éveillé en attendant l’urgence suivante. Tout est bon pour passer le temps, les jeux, les palabres infinis sur la refonte du monde, et tout un tas de blagues dont le caractère amusant n’est pas toujours avéré. J’ai été moi-même amené à lire les lignes de la main lors d’une expérience extraordinaire. Un soir de garde à Meaux, où je tournais en rond faute d’urgences, je m’amusais avec quelques collègues désœuvrés, à lire les lignes de la main d’une élève infirmière dont je connaissais, il est vrai, quelques épisodes de la vie sentimentale. Le résultat dépassa mes espérances, non seulement elle me crut, mais elle ameuta pour le lendemain la garde et l’arrière garde, tant et si bien que je me retrouvais avec une file d’attente qui s’allongeait tout autour de la salle de garde. Il faut dire, qu’encouragé par ce premier succès facile, j’avais perfectionné ma technique de pythonisse. J’officiais maintenant assis en tailleur sur une table, éclairé faiblement par deux bougies posées à mes côtés, tandis d’un confrère d’origine vietnamien, la tête recouverte d’un drap me désignait la main gauche de celles qui souhaitaient connaître leur avenir, en s’inclinant révérencieusement vers moi pour m’interroger « Maître, maître, que voyez-vous dans l’avenir de mademoiselle ? ». Je prenais alors la main que je parcourais d’un doigt savant le long des lignes de vie et d’amour, avant de déclamer des banalités avec suffisamment d’assurance et d’accents de vérité pour qu’au moins un doute s’installe chez mon interlocutrice. Il faut reconnaître que les bruits, les bruissements et autres chuchotements étaient légion en salle de garde et que ce terreau me donnait des pistes qu’il n’était pas difficile d’exploiter au cours de ma divination. J’en étais à mon troisième jour de consultation, quand un confrère, agacé par mon manège, et peut être un peu jaloux de mon succès, me soutint que je ne racontais que des bobards et autres fariboles. Protestation dans l’assemblée, de quoi se mêle-t-il ? Visiblement énervé ; il me proposa alors de me retrouver avec des témoins vers minuit et demi pour faire éclater l’imposture. Naturellement j’acceptais le défi et, trois ou quatre camarades de gardes attendirent avec moi l’heure fatidique en jouant au billard. Il se présenta, accompagné de témoins comme pour un véritable duel, avec quelques minutes de retard et me demanda si j’étais toujours prêt à affronter son épreuve. J’acquiesçais, il exposa son plan. Eh bien voilà me dit-il, « tu prétends être très fort pour lire l’avenir, je vais te demander de lire dans le passé ». « Qu’à cela ne tienne, nous sommes prêts ». Il sortit une clé de sa poche. « C’est la clé de la morgue que le garçon d’amphithéâtre m’a confié tout à l’heure, nous allons nous rendre dans le bâtiment et tu devras lire les lignes de la main des morts pour savoir la cause de leur décès ». L’idée nous parut excellente et nous voilà dans la cour de l’hôpital, armés de torches plus ou moins fumeuses. La porte s’ouvre, nous pénétrons dans le funèbre local et sommes tout de suite assailli par l’exhalaison méphitique des cadavres. Nous avançons, un petit malin nous enferme dans la pièce, mais nous continuons. Je prends la première main et donne le diagnostic, immédiatement contrôlé par mon confrère. Le deuxième était un pendu, bon diagnostic, et ainsi de suite pour cinq des six corps. Je sentais à la voix du contestataire qui nous avait mené ici qu’il commençait à avoir la bouche sèche et à se demander si finalement je n’étais pas le diable. Après avoir parlementé un moment avec les farceurs du dehors pour ressortir, nous nous quittons, lui envahi par le doute, mes comparses et moi rigolant sous cap. De retour en salle de garde, la première question fut naturellement de savoir comment j’avais pu être aussi performant dans la lecture des lignes de la main. La vérité était toute simple, nous étions en Juillet et cela faisait déjà une semaine que j’étais simultanément de garde un jour sur deux aux urgences et pour l’hôpital, et c’est moi qui avait signé les certificats de décès de cinq de mes clients posthumes. On n’ébruita pas le stratagème, et je fus promu, pour un temps, devin de la salle de garde.
Les tonus se déroulent au rythme de quatre par an au minimum (tonus d’arrivé et de départ tous les six mois), mais d’autres peuvent être organisés suivant les occasions (elles ne manquent pas), en cours d’année. Le tonus est conçu autour d’un thème choisi par l’équipe économale. Les sujets sont innombrables, fruits de l’imagination d’internes à l’esprit surchauffé (Commune de Paris, horreur, vampire, ballet rose, exotique, nuit romaine, chez Madame Claude, Kamasoutra, guinguette, stations de métro….). Le repas est entrecoupé de sketches et de chansons paillardes hurlées, plus que chantées, par l’ensemble des participants (La marche des vérolés, dans un amphithéâtre, la chanson de Bicêtre, Broca, chanson des vieilles salles de garde, hôpital Saint Louis, Lariboisière, la vérole, Charlotte, les cents Louis d’or, trois orfèvres, de profundis, le curé de Camaret, Messine, ingrate Sophie…). De nombreuses batteries entrecoupent le repas en signe de remerciement pour le personnel de la cuisine et les organisateurs (Une batterie consiste à frapper ses couverts contre la table, suivant un rythme donné. On peut ainsi battre la Républicaine, la Royale, la Pacifique 231… la Vaginale).
Econome adjoint de la salle de garde, je me suis ainsi investi pendant six mois pour divertir mes coreligionnaires, au point d’être interdit de séjour par la direction, interdiction qui ne fut finalement jamais effective. Durant cette période j’organisais deux tonus, « Nuit rose à l’archevêché » (normal nous étions dans la ville de Bossuet*), et un tonus « horreur » où se côtoyaient momies, cul de jatte, chauvesouris, sorcières, monstres…. Ce qui mit le feu aux poudres, si je peux m’exprimer ainsi, fut notre passion pour les feux d’artifices et les bombardes moyenâgeuses. Nos expériences balistiques, nous amenèrent ainsi un beau soir d’août à provoquer une vibration telle que la moitié des vitres de la façade de l’hôpital s’échappèrent de leur cadre pour choir dans la cour. Il faut dire que les huisseries étaient vétustes.
La salle de garde exerçait également une fonction régulatrice sur nos capacités thérapeutiques respectives. L’erreur, commise aux urgences ou dans le service, ne pouvait passer inaperçue, et exposait le fautif aux invectives de ses confrères. Un exemple résumera ce type de représailles. Parmi les internes se trouvait une future consœur qui souhaitait pratiquer l’art chirurgical. Compte tenu de ses incapacités à poser un diagnostic et de sa grande incompétence générale, il nous sembla judicieux de l’orienter vers une voie non clinique, afin de protéger ses futurs patients, un genre de prévention en quelle que sorte. Ce ne fut pas facile, et je me souviens qu’il fallût remettre l’ouvrage sur le métier avant qu’elle finisse par choisir une discipline moins préjudiciable à la santé, et même à la survie des patients. Le premier assaut consista à placer du bleu de méthylène dans la pomme de sa douche, ce qui la transforma en stroumpfette pour une bonne semaine. Rien n’ayant changé dans ses motivations, on la fit appeler aux urgences chirurgicales pour traiter un patient qui avait avalé une abeille. Le faux patient était un infirmier, et nous avions introduit une mouche sous la membrane du stéthoscope. Quand elle écouta l’épigastre, du malade qui lui disait sentir la bestiole dans son estomac, elle entendit en effet le zonzonnement de l’insecte prisonnier et se redressa tout d’un bloc en criant, « je l’entends, je l’entends ». L’éclat de rire fut gigantesque, mais le principal fut qu’elle abandonna l’idée d’être chirurgienne pour une autre spécialité moins dangereuse pour ses patients
La suppression du concours de l’internat, les trente-cinq heures, la création de chambres pour l’interne de garde directement dans les services, les repas du soir servis avec ceux des malades, ont définitivement tué les salles de garde. Les festivités organisées pour leurs 200 ans (2002) n’étaient plus que des cérémonies du souvenir.
Périmées, obsolètes désormais, fermées par les directeurs d’hôpitaux pour raisons de restriction budgétaire et de reconquête territoriale, les salles de garde, lieux de liberté, se trouvèrent récupérées par l’administration pour laquelle elles constituaient un espace de non droit. Il est vrai aussi que ce lieu réservé aux carabins, n’a plus de raisons d’être pour des étudiants en sciences médicale qui ne vivent plus sur place et bénéficient de RTT pour se reposer des gardes.

Les salles de gardes sont mortes avec les médecins, vive la cantine des scientifiques!